Les gouttes ruissellent paresseusement le long du verre. Leur martèlement est sourd, il devient pénible de se concentrer sur autre chose que le bruit régulier de la pluie. Elle tourne la tête vers l’extérieur. Il fait noir, mais elle voit l’eau couler, comme si du sang venait entacher la belle réputation de l’Académie. Elle aime la pluie, car elle nettoie tout. Les péchés, les erreurs, le passé. Elle lave tout ce qu’il y a de peu reluisant dans sa vie. Tout ce qu’elle aimerait gommer. L’eau l’emporte comme si ce n’était que de la peinture incrustée dans sa peau. Elle aime sentir son visage sous les trombes d’eau, passer les mains dans ses cheveux emmêlés par le vent qui accompagne toujours les pluies de mars. Alors, dans son esprit se forme une chanson. Inlassablement toujours la même, qui n’attendrait que la pluie pour se déclencher. Elle ne connait pas les paroles, ne les a jamais connues. Elles sont dans une langue qu’elle ne maîtrise pas, et qu’elle ne maîtrisera jamais. Mais la mélodie est si belle et accompagne si bien le temps pluvieux qu’elle ne peut pas s’empêcher de mêler ses larmes à celle des cieux. La tête tournée vers les nuages, elle ferme les yeux.

Aujourd’hui pourtant, elle n’a pas envie de sortir. Installée dans un confortable fauteuil au coin du feu, elle a replié ses jambes sous elle, dans une position inconfortable. Depuis quelque temps, elle aime se faire mal. Cependant, la chaleur réconfortante de l’âtre l’apaise, la plonge dans un état catatonique, pensif. Mollement, elle joue avec une mèche de ses cheveux, son regard toujours plongé dans le noir au dehors. Elle suit le trajet chaotique d’une goutte intrépide ayant entrepris une descente rocambolesque le long du vitrage. Inconsciemment, elle l’encourage, jusqu’à ce qu’elle se fonde dans une autre à mi-parcours, anéantissant tout espoir de gagner sans tricher. Alors Lis détourne la tête et porte son attention sur le feu qui brûle dans la cheminée. Elle attend. Elle l’attend toujours.

Isolda n’arrive jamais à l’heure à leurs rendez-vous. Pourtant, elle aurait grand besoin de s’exercer davantage si elle veut un jour sortir de l’Académie, son diplôme en mains. Lis sait qu’elle n’est pas de sang pur. Elle sait aussi que son comportement est instable, mais comment pourrait-elle la juger puisque le sien peut être tout aussi imprévisible ? Elle ne sait pourquoi, mais quelque chose l’empêche de la détester, bien que son sang soit impur. Elle n’arrive pas non plus à rire d’elle, car elle trouve un écho à sa souffrance dans celle qu’elle lit dans les yeux d’Isolda. Mais jamais, jamais elle ne l’avouerait. Comment pourrait-elle encore être prise au sérieux si l’on savait toute la peine qui sommeille en elle ? Elle préfère demeurer hautaine, inaccessible, délurée, plutôt que d’avoir à affronter la pitié des gens. Pauvre petite Lisbeth Bailey… Même sa sœur jumelle la déteste. La pauvre Lisbeth…

Elle arrive. Elle l’entend marcher sur le parquet vernis. Elle ne lève pas les yeux. Elle sait qu’elle est en retard, inutile de le faire remarquer. Après tout, elle n’a rien d’autre à faire que de l’attendre. Toujours l’attendre… Elle se lève. Elle s’installe à la table. Elle ne la salue pas. Elle l’a croisée dans les couloirs toute la journée.

La mélodie continuait à danser dans son esprit, malicieuse. Elle surprenait de temps en temps son regard en train de glisser vers la fenêtre, vers la course folle des gouttes de pluie qui tambourinaient à la vitre. Elle entendait leur cliquetis et s'imaginait une cadence. Tic, tac. Isolda était là, installée à côté d'elle, le nez plongé dans les livres qu'elles avaient déjà étalés sur la table de bois verni. Les épais volumes qu'elles consultaient portaient cette fois sur la métamorphose, une matière pour laquelle elles étaient toutes deux très désavantagées. Lisbeth, pour sa part, n'avait jamais réussi à métamorphoser quelque chose entièrement, et elle n'était apparemment pas sur la bonne voie pour y parvenir. C'était étrange, mais on eut dit que les objets sur lesquels elle se concentrait profondément décidaient d'eux-mêmes qu'ils ne voulaient pas changer d'apparence. Le verre à pied devant elle, et sur lequel elle reporta son attention après le ballet de la pluie, avait un air malicieux de celui qui veut vous jouer un tour. Même si ce n'était qu'un verre.

Elle se crispa. Ses yeux ne cillèrent pas. Elle leva sa baguette, prête à lancer la formule. Son souffle se faisait régulier, profond. Elle se mordit la lèvre, signe qu'elle ne pouvait être plus concentrée. Le battement de son coeur ralentit, jusqu'à devenir lent. Puis, après une ultime respiration, elle prononça les quelques mots. Il y eu quelques étincelles au bout de sa baguette, et une fumée enveloppa l'objet. Lorsqu'elle se dissipa, le résultat était consternant. Le verre était inchangé, bien loin de la tasse de thé qu'elle voulait voir. Enfin, inchangé... Presque. Des poils avaient mystérieusement poussé sur toute sa surface. Désespérant. Elle jeta sa baguette sur la table, prête à piquer une crise. Mais elle ne le fit pas. Elle souffla, croisa les bras, fronça les sourcils. Elle parla alors. C'était rare qu'elles échangent quelques mots durant leurs rendez-vous. D'ordinaire, elles se contentaient de s'aider mutuellement par monosyllabes, et c'était tout. Mais sa consternation ne pouvait se passer de mots. " J'en ai marre. Je n'y arriverai jamais, ça ne sert même à rien d'essayer. "

Lisbeth était comme ça, toujours à jeter l'éponge au moindre obstacle. Elle détestait faire des efforts, et son père n'avait jamais encouragé ses progrès. Alors elle avait abandonné, prétextant la nullité pour justifier ses notes. Mais dans le fond, Lisbeth était capable de tout, capable de changer ce verre en tasse de thé. Elle ne le savait pas, c'est tout.